Notre lecteur BR nous revient avec un commentaire pertinent sur le smartphone et les bidules qui captent nos vies. Notre combat aujourd’hui est de trouver notre route et notre sérénité dans ce monde froid, laid et déshumanisé.

« Les pensées nous manquent qui nous feraient aller leur ouvrir la porte, les reconnaître et les serrer dans nos bras. Il nous suffit le plus souvent, pour étouffer ces murmures inaudibles et pressants qui nous parviennent de ce que nous croyons être le dehors, de les couvrir de musique, d’allumer des sensations électriques et rapides dans nos nerfs ; de somnifères ou de rires enregistrés. » Baudouin de Bodinat

BR nous dit :

Quand le téléphone portatif a fait son apparition, mon employeur de l’époque a voulu, généreusement (ne pas rire !), en doter à ses frais (appareil et abonnement) tous les cadres sup’ de la rédaction. J’avais été le seul à refuser le cadeau empoisonné, peu séduit par l’idée d’une laisse et d’une disponibilité 24 heures sur 24. Les années m’ont donné raison.

Le texte que voici ne vise évidemment pas ici le seul optiphone, cette laisse invisible qu’affectionnent les chiens désireux d’être *reliés* au bruit du monde sans perdre leur temps si précieux :
//
« Je sais que beaucoup déclarent aimer ces nouveautés, qui signifient la puissance de la collectivité industrielle, sa prodigieuse efficacité, sa perfection inouïe, l’immensité des connaissances techniques que toutes ces améliorations supposent et dont ils éprouvent que la grandeur et la modernité rejaillissent sur eux et les font nécessairement supérieurs à l’humanité précédente. »
//
C’est le sentiment de fierté par procuration qu’éprouvent les krons se prenant pour des dieux au motif qu’ils utilisent des objets nouveaux et modernes, objets qu’ils seraient bien incapables de concevoir et qu’ils croient indispensables (« Comment faisait-on avant ? » La réponse est simple : on s’en passait fort bien.). Les domestiques (du ministricule au supplétif en passant par les journalopes et les esclaves ordinaires), parce qu’ils sont proches des maîtres, croient ainsi appartenir à la même grande famille, oubliant qu’ils ne décident de rien, que leur avis ne compte pas[1] et qu’ils n’ont qu’une fonction : obéir sans réfléchir. L’optiphone est par nature gaullâtre, qui offre aux benêts l’illusion de la *participation*, comme jadis les volumes de l’*Encyclopaedia Universalis* donnaient aux autodidactes le sentiment d’être intelligents, dès lors qu’ils avaient toutes connaissances du monde à portée de main… ce qui les dispensait de lire sauf occasionnellement. La *présence* réelle, rassurante, des volumes suffisait au bonheur des ignares et paresseux : s’ils le voulaient, ils pouvaient devenir des érudits par procuration, sans le moindre effort. Livres ou sites Internet, même combat, d’ailleurs : pour la majorité, source d’informations (trop souvent fautives) et non d’un savoir.
Elgozy et bien d’autres encore l’ont déjà expliqué, mais la lecture étant un art perdu…
On reprendra bien encore un peu de Bodinat :
//
« Ce n’est pas la nouveauté qui nous désenchante, c’est au contraire le règne fastidieux de l’innovation, de la confusion incessamment renouvelée, c’est ce kaléidoscope tournant d’instantanéités universelles qui nous fait vivre sans perspectives de temps ou d’espace comme dans les rêves ; c’est l’autoritarisme du changement qui s’étonne de nous voir encore attachés à la nouveauté qu’il recommandait hier, quand il en a une autre à nous imposer et qui empile à la va-vite ses progrès techniques les uns sur les autres sans faire attention que nous sommes là-dessous.

De ces marchandises il n’est pas entendu qu’elles puissent vieillir, ce qui marque la camelote ; elles doivent être neuves puis disparaître sous peine de se métamorphoser en encombrants et ridicules détritus. Tout doit être si bien récent et provisoire qu’on ne puisse concevoir un après, à ce qui est ainsi dépourvu de maintenant. Ce sont dans ce chaos les objets inexplicablement épargnés, les fermes attachements, tel usage ou manière tout simplement laissés à eux-mêmes et vivants, des répits imprévus, le coassement des grenouilles, qui font figure insolite de nouveauté.

On parle alors de la capacité d’adaptation des hommes, de leur plasticité, que ce sont des créatures culturelles et raisonnantes, pleines de ressources: que les survivants d’un tremblement de terre s’acclimatent rapidement à la vie au grand air et au camping, que les déportés s’adaptaient aussi très vite, si on ne les enfournait dès la descente du train, à ces camps d’esclavage qu’on aurait dits extraterrestres et à quoi rien ne les avait préparés. Je ne vois pas ce que cela prouve en faveur du progrès.

[…]

Voici encore ce que j’ai noté : s’agissant des innovations, Bacon voulait en conclusion que toute nouveauté, sans être repoussée, soit tenue néanmoins en suspecte, et, comme dit l’Ecriture: « Qu’on fasse une pause sur la vieille route et qu’on regarde autour de soi pour discerner quelle est la bonne et juste voie, pour s’y engager. » Trouver aujourd’hui une vieille route suppose de s’écarter considérablement du torrent de la circulation, voire d’abandonner son véhicule et de poursuivre à pied. Mais on la trouvera et probablement on y croisera des randonneurs vêtus de ces tenues multicolores qui sont l’uniforme amusant de la servitude volontaire. »
//

[1] Scène admirable, dans le film *Les vestiges du jour* (jamais eu la curiosité d’aller voir le roman), quand le domestique est humilié par un invité résolu à démontrer, d’irréfutable manière, que le *pecus vulgare* n’a pas à voter. Le maître ne va pas au secours de son employé, alors qu’il pourrait, d’une remarque, lui éviter une humiliation encore plus odieuse d’être aussi bouffonne, d’être administrée par un solennel crétin jouant au grand technicien de la phynance façon énarque. Comme si un technocrate pouvait valoir mieux qu’un lambda… Incidemment, dans un monde régi par les sains principes exposés par Jean V. Dubois dans *Starship Troopers* ze bouque, aucun des deux ne voterait.

Laisser un commentaire